Tomber amoureux de soi-même pour mieux militer ?

Tomber amoureux de soi-même pour mieux militer ?

Vous passez la majorité de votre temps avec vos collègues et votre famille/amis, mais vous êtes avec vous-même tout le temps.
25 April 2023
par Vianney Louvet
7 minutes de lecture

Vous passez environ 40% de votre temps avec vos collègues, 30% avec votre famille et vos copains, 10% avec des inconnus dans les espaces publics… et 100% avec vous-même. Le rapport à soi dégouline de tous les magazines de développement personnel et vous avez déjà entendu 23 personnes dire “aime-toi toi-même” en clignant des yeux rapidement pour donner du poids à leur citation. Et si, loin des clichés encombrants, ce truc-là pouvait tout changer à notre manière de militer ? 

Moi is the question

Depuis quelques semaines, j’écoute régulièrement Eva Bester et son “Remède à la mélancolie” sur France Inter. La première question de la journaliste à son invité est toujours la même : “comment se passe la cohabitation avec vous-même?”. Étonnante question à première vue. Cohabiter avec soi-même. C’est une bonne situation ça ?

Étape 1 : à combien êtes-vous sur l’échelle de la solitude ?

Commençons par un diagnostic rapide. Faites-vous partie de ceux et celles qui n’arrivent pas à passer du temps avec eux-mêmes ? Pour le savoir, voyons combien de cases vous cochez parmi les six suivantes :

  • Si vous faites le bilan du temps passé avec vous-même à la fin de vos journées (avec l’écran ça ne compte pas), vous tombez toujours sous la barre des 15 minutes,
  • Lorsque vous vous imaginez passer une semaine seul dans un refuge de montagne, un monastère ou dans la maison de famille en Picardie, l’angoisse vous engloutit instantanément,
  • Si vous restez devant votre miroir pendant deux minutes, sans vous lâcher du regard, vous finissez par vous insulter en soufflant.
  • Lorsque vous avez dans votre agenda une soirée de libre, vous vous dites :
    • avant – « super, ça va me faire du bien »
    • pendant « qui pourrais-je appeler ? »
    • re-pendant « salut ma Cloclo, t’as 5 minutes pour papoter ? »
    • après « ça me ferait du bien d’avoir un peu de temps seul ».
  • Lorsque vous marchez dans la rue, vous le faites forcément avec dans les oreilles : Spotify, votre maman, un vocal de votre coloc ou un podcast de gauchiste.
  • Lorsque vient l’heure de dormir, vous évitez astucieusement la face-à-face sur l’oreiller en vous endormant avec un bon film qui colorera votre nuit.  

Si vous cochez au moins un des six critères ci-dessus, la conclusion est là : votre cohabitation avec vous-même ne se passe ni bien, ni mal. Elle n’a juste pas le temps d’avoir lieu. Prise de conscience nécessaire. Nous venons de franchir la première étape.

Étape 2 : je m’aime, moi non plus

Admettons que l’étape 1 soit franchie. Que vous avez, enfin, accepté de vous offrir une journée complètement seul. Une balade en forêt, de 9h à 17h, sans votre animal de compagnie digital. Un luxe en voie de disparition. Au beau milieu de cette marche, entre une tranche cake feta-olives, le bruissement des feuilles et des têtards de la flaque, une question va jaillir, à un moment ou un autre. Une question que vous vous êtes déjà posée de nombreuses fois. M’aime-je ? En plus facile à prononcer : selon moi-même, suis-je quelqu’un de bien ?  

Gnagna, rapport à soi, gnagna estime de soi. JE SAIS, on enfonce une porte ouverte. Mais patience, creusons un peu et remontons le fil de nos glorieuses existences :

  • Bébé, on sourit quand notre papa nous dit « je suis fier de toi »
  • En grande section, on se trouve fort parce que la maîtresse dit « tu as réussi à colorier sans dépasser, c’est très bien ».
  • En 5ème C, on se met bien si on ramène un « 18,5, excellent travail » à la maison.
  • À la fin de nos études, le sourire admiratif de notre Tante Edith qui admire notre « parcours brillant » nous réchauffe le cœur.
  • Pour notre premier job, on relève les épaules et se voit briller quand notre n+1 Monsieur Drouard nous dit « Il est très clair votre retroplanning Excel »
  • Adulte jeune, adulte vieux, on sourit quand notre papa nous dit « je suis fier de toi » (celle-là marche n’importe quand).

Depuis notre tendre enfance, nous sommes biberonnés de validations extérieures, les autres sont les garants de notre valeur et nous rassurent sur le fait qu’on est super. Et s’ils nous disent, on les croit, on est heureux, tout va bien. En revanche. S’ils nous disent le contraire… Plus d’airbag, c’est la CRISE.

Étape 3 : le nécessaire électrochoc

Un jour où l’autre, cette balade en forêt arrivera. Un jour ou l’autre, je, vous, nous nous dirons à nous-même : « il faut qu’on parle ». Vous vous direz peut-être : « Je n’ai plus l’énergie d’aller quémander mon droit d’exister chez les autres ».

Tout le monde connaît le fameux « Je suis le maître de mon destin, je suis le capitaine de mon âme » de William Ernest Henley. Je vais citer un autre type moins connu, un grand voyageur mystique – et breton – Jean Sulivan, qui dit : « Quand un homme s’est trouvé, quand il a saisi son importance et son inimportance, il devient libre, insolent et amical, il crée, il invente son passé même et chante de sa propre voix ».

Voilà la direction : reprendre les commandes de son existence, s’aimer complètement sans rien omettre de soi-même. Imaginons que cette étape 3 devienne réalité. Ça changerait quoi ?

Étape 4 : Ce que ça peut changer dans le monde militant

Passons sur tout ce que ce travail sur nous changera au quotidien, émotionnellement, psychologiquement, etc et plaçons la loupe sur notre vie de militant.

L’enfer Le paradis, c’est les autres

Militer se fait rarement seul. 

La plupart des mouvements citoyens se heurtent souvent à un obstacle (c’est le cas pour ma petite expérience et je suis sûr que pour vous aussi) : le relationnel. Les liens entre les gens. Les petites et grosses blessures réveillées. Ce que chantent Kyan Khojandi ou ce bon vieux Vianney « Je te déteste » n’est pas anodin. L’autre est souvent la cible de nos maux. Une ONG ne dégringole que rarement pour des questions stratégiques, un mouvement climat ne s’éteint que peu fréquemment à cause de la non-pertinence de sa vision de la crise environnementale, non, 9 fois sur 10, c’est à cause de conflits entre Pierrot et Lucien. Entre Patrick et Martine. Ken Wilber, un type que je ne connais pas bien je l’avoue, nous dit : “En réalité, nos critiques virulentes sur les autres ne sont rien d’autre que des pièces non reconnues de notre propre autobiographie. Si vous voulez connaître à fond quelqu’un, écoutez ce qu’il dit sur le compte des autres”.

Bien. Autrement dit, les critiques que je fais à tel autre activiste sont une cartographie de mes problèmes, souvent. Donc si je me réconcilie avec moi-même, je me réconcilie avec les autres.

La fin des egos malades

Et si l’amour pour nous-même était ainsi la clé d’un monde militant à bout de souffle ? J’anticipe votre remarque : « T’es mignon mais c’est tout le contraire. Le monde militant regorge d’égos surdimensionnés, de personnes, de leaders qui sont beaucoup trop amoureux d’eux-mêmes et qui devraient prendre conscience qu’il existe d’autres personnes en dehors d’eux ».

Je me permets d’insister. Si le leader de tel mouvement veut absolument tout contrôler, être dans toutes les prises de parole publiques, c’est qu’au fond il dit « aimez-moi », « regardez à quel point j’ai de la valeur ». Donc si ce type fait le travail de retrouver toute son « importance et son inimportance », il ne jouera plus sa vie dans ce mouvement. Il n’aura rien à prouver et ses choix seront des vrais choix stratégiques, au service du combat, plutôt qu’au service de sa soif d’amour.

De même, une fois que tu connais ta valeur, profondément, dans tes tripes, l’autre devient un allié et non plus une menace. La jalousie laisse place à l’enthousiasme et la collaboration inter-orgas ne devient plus une compétition implicite pour savoir qui mangera la plus grande part de gâteau. Et ça, cette capacité à faire ensemble, à lutter ensemble, en étant tour à tour leader puis suiveur, c’est essentiel si on veut que les combats aboutissent à des victoires.

Le début des vraies nouvelles idées

Une dernière chose. Une fois la question « suis-je quelqu’un de bien » réglée (elle ne le sera jamais complètement mais disons, une fois qu’elle devient plus apaisée), alors intérieurement, une grande place se fait. Et un espace de créativité naît et la solitude devient un lieu de ressourcement incroyable. Regardez donc le documentaire de Bo Burnham, un bijou qui montre comment le fait d’être seul, face à soi, d’écouter ses mouvements intérieurs (sans faire semblant que ça ne rend que heureux d’ailleurs), permet une créativité folle. L’effondrement de la biodiversité, ce n’est pas juste les petits oiseaux. C’est aussi l’effondrement de notre biodiversité intérieure, de nos élans créatifs. Nos écrans et réseaux sociaux éteignent systématiquement nos flammes et nos éclairs de lucidité.

C’est où la touche reset ?

Aujourd’hui, il nous faut renouveler nos actions. Changer de logiciel. Faire le pas de côté. Surprendre. Faire disjoncter le système. Et si les politiciens de demain, convaincus de leurs forces et fragilités, avaient la capacité à passer beaucoup de temps seuls, leur permettant ainsi un grand recul et l’éclairage juste sur les fracas du monde ? Écoutons Paul Gadenne, c’est superbe, il a tout dit.

De notre côté, retrouvons le goût pour nous-mêmes, notre solitude, notre intérieur et retournons dans les rangs pour une bataille plus efficace et plus joyeuse. Le pire c’est que ça pourrait même fonctionner. On essaie ?


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