Régénérationnelle #2 – Rencontre entre trois générations de féministes

Régénérationnelle #2 – Rencontre entre trois générations de féministes

Peut-on encore parler d’un féminisme - et d’un seul ? Pour en discuter, makesense a réuni huit militantes d’âges différents.
08 September 2022
7 minutes de lecture

Il y a trois quarts de siècle (ou trois générations), Le Deuxième Sexe paraissait en librairie. Pour beaucoup, c’est l’acte de naissance d’une pensée féministe et du mouvement d’émancipation correspondant - structuré, revendiqué comme tel. Depuis, c’est sûr, la société n’est plus la même et le féminisme a bien changé… À moins qu’il s’agisse d’un trompe-l'œil et que l’Histoire soit un éternel recommencement ?

Pour en discuter, makesense a réuni huit femmes d’âges différents ; une palette de sensibilités, d’histoires militantes, depuis le fameux MLF jusqu’à la très moderne intersectionnalité… Face à ce mouvement féministe si profond, si profus, peut-on encore parler d’un féminisme - et d’un seul ?

Les huit intervenantes

- Catherine Guyot, journaliste, militante du MLF et de l’Alliance des Femmes pour la Démocratie, signataire du Manifeste des 343. 

- Elisabeth Nicoli, avocate, militante au MLF.

- Mathilde Lebon et Lamia Mounavaraly, cofondatrices d’Aujourd’hui les Citoyennes

- Frédérique Martz, co-fondatrice de l’Institut Women and children safe place, centre de prise en charge des femmes et enfants victimes de violences.

- Coline Brou, coordination de Nous Toutes.

- Giulietta Canzani et Thaïs Klapisch, co-fondatrices de Safe Place, espace de témoignages pour échanger librement, être entendues et écoutées.

On ne naît pas féministe : on le devient.

C’était vrai hier, ça l’est encore aujourd’hui : le féminisme ne va pas de soi. C’est une rencontre. On ne la fait pas par hasard, et jamais toute seule. Catherine se souvient :
— J’avais 22 ans en mai 68. J’ai découvert le MLF et ces femmes qui faisaient des réunions non mixtes. Pour moi c’était une révolution. Mon seul objectif, à l’époque, c’était de plaire à mes camarades garçons, les séduire, apprendre d’eux, ce qui est normal à 22 ans… Mais des femmes ont fait ce geste extraordinaire de questionner les relations entre les sexes.
Les femmes en question ? Elles s’appellent Monique Wittig, Antoinette Fouque, et Josiane Chanel. Ce sont les fondatrices du MLF (Mouvement de Libération des Femmes), dont Elisabeth fut également très tôt une adhérente :
— Je cherchais un lieu, dit-elle, où je pourrais exprimer mes désirs de justice. Quand j’ai rencontré le MLF, j’ai compris que c’était ça, le lieu, sans aucune censure, pour libérer nos corps et nos esprits. Il y avait ce vrai sentiment d’urgence !
— J’étais enfant aux débuts du MLF, confie Frédérique. Je suis arrivée au féminisme lorsque j’étais en entreprise. J’ai pris conscience du plafond de verre et c’est là qu’a démarré mon militantisme.

Mathilde, elle, est dans sa vingtaine. Pourtant, comme ses aînées, elle se souvient très bien du moment où elle est devenue féministe :
— Je n’ai pas grandi dans une famille très militante. Ma mère disait : “Il ne faut pas que tu dépendes d’un homme…” En même temps, elle dépendait de mon père ! Quand j’ai commencé mes études, j’ai rencontré les associations, je me suis informée, j’ai changé mon rapport aux femmes… Avant, j’étais dans la compétition et dans l’envie - ça, c’est terminé !
Même son de cloche du côté de Coline. Malgré ses questionnements, ses lectures, elle n’avait jamais osé se revendiquer féministe avant ce jour d’automne 2018 :
— C’était à Lyon. C’était ma première manifestation féministe. Je me suis dit : ouah ! On est vraiment nombreuses à ressentir ce truc ! Cela voulait dire qu’il y avait beaucoup de choses à faire, que beaucoup de gens allaient mal…

Il arrive aussi, malheureusement, que le féminisme advienne au contact des hommes.
— J’ai été violée, dit Giulietta. J’ai eu conscience très jeune que c’était un système et que ça n’avait rien de personnel.
Thaïs, avec qui elle a cofondé Safe Place, abonde dans le même sens :
— Un soir, avec des copines, on avait dix-sept ans, on était autour d’une table… Et la parole a commencé à se libérer. On s’est rendu compte qu’on avait toutes plus ou moins vécu des agressions sexuelles ou sexistes… On n’avait pas envie d’en parler à nos parents. On se disait : il n'y a pas d’endroit qui nous ressemble… Au fur et à mesure, j’ai compris que cela avait un nom. Que c’était ça, le féminisme.

Le féminisme : universel mais multiforme

— Devenir militante, fait Giulietta, c’est comprendre qu’on fait partie du peuple des femmes… Nous sommes unies par ce sentiment de peur, d’urgence, ce désir profond de libération…
Puis elle se tourne vers Elisabeth.
— Ça me touche ce que tu dis. Ce désir de libération, ce sentiment d’urgence, c’est encore vrai aujourd’hui. C’est vertigineux, même, de constater à quel point c’est encore là. En fait, mon histoire personnelle n’a pas d’intérêt, sauf quand elle fait écho à toutes les vôtres.

Le désir de changement, la peur, l’urgence… Le féministe d’hier et celui d’aujourd’hui trouvent leur origine dans le même bouillonnement d’émotions.
Néanmoins, quand il s’agit de passer à l’action, Lamia pense que le féminisme doit s’adapter au contexte, à la société dans laquelle il veut agir. Heureusement, il est assez flexible pour cela :
— Je viens de la Réunion. C’est un territoire traversé par de nombreuses tensions sociales où les violences conjugales sont assez présentes. Le traitement médiatique de ces affaires est désastreux. Comme beaucoup, j’ai découvert le féminisme durant mes études, mais je ne suis pas passée à l’engagement, parce que ça ne s’appliquait pas vraiment aux problématiques que j’avais chez moi… Plus tard, quand je suis partie en échange universitaire, j’ai découvert le féminisme indien, et c’est à ce moment que j’ai eu le déclic.

Le féminisme et la société ont-ils changé ?

Pour Elisabeth, le mouvement féministe doit savoir reconnaître ses victoires :
— Les femmes ont obtenu plus en quarante ans qu’en deux-mille ans.
Mais pas question de se reposer sur ses lauriers.
— Il reste toujours des choses à faire… Le féminisme, c’est la sortie d’un esclavage ! Et il y a toujours une grande résistance de la part des maîtres ! Cela prend du temps…

Bien qu’elle soit beaucoup plus jeune, Giulietta confirme également avoir observé de vraies changements dans la société :
— Il y a moins de tabous qu’il y a dix ans… Les réseaux sociaux, surtout, ont permis la libération des questions, même si on a pas encore de réponses… Mais quand on voit les débats constants sur ce qu’une femme doit être, comment elle doit s’habiller, se comporter, et cetera. On voit que c’est pas terminé, qu’on est loin d’être libres !

Le féminisme, donc, n’aurait pas changé dans ses objectifs ni ses méthodes. Il suivrait son chemin. Par contre, les intervenantes s’accordent à dire que le regard porté sur le féminisme a changé. Ce basculement, Giulietta l’a aussi vécu :
— À une époque, c’était cool d’être féminisme. C’était la norme dans la pop-culture, même si c’était pas toujours sincère… Mais le terme a été galvaudé. Pour certains, maintenant, c’est une insulte. On se fait plus interpeller qu’avant…
Pour elle, si le mot “féminisme” fait de nouveau peur, c’est justement parce que le mouvement gagne du terrain, qu’il marque des avancées concrètes. Finalement, c’est presque bon signe… Elle ajoute :
— Le féminisme c’est révolutionnaire. On veut la fin d’un monde. C’est normal si des voix s’opposent à nous.

Le féminisme est-il “woke” ?

Pour Lamia, si la perception du féminisme s’est dégradée, ce n’est pas seulement en raison de ses succès :
— Les gens ont peur du mouvement woke, la cancel culture venue des États-Unis… Nous pourrions discuter de la réalité de ces phénomènes, mais les gens en ont peur… Maintenant, en France, les féministes sont vues comme des bien pensantes et des reloues !

Pour Frédérique, l’influence du postmodernisme sur le féminisme est une réalité ; et c’est une réalité qu’elle condamne sans équivoque :
— Quand j’ai découvert le wokisme, j’ai pris une grosse claque, j’étais affolée… Dans mon centre, on reçoit des femmes qui ont subi des excisions. Elles viennent d’Afrique et d’Inde… Pour avoir une parole commune, on doit oublier la couleur de ces gens, on doit les traiter en tant que femmes… Mais dans la pensée “woke” , le simple fait de ne pas signaler la couleur des gens, c’est déjà considéré comme une violence ! Ce mouvement prendra peut être de l’influence, mais on ne le souhaite pas.

Comment se régénérer dans son combat ?

Le militantisme est une chose épuisante. Toutes les intervenantes sont d’accord sur ce point. Et chacune sait à quel endroit se ressourcer.
— On revient toujours à l’amour des femmes, dit Catherine. C’est ça, la force des femmes, elle est réelle, elle est immense.
— On doit se sentir unies, confirme Giulietta. On a pas le droit d’abandonner les autres, ni de s’abandonner soi-même.

L’amour, donc, mais aussi l’espoir, comme le raconte Coline :
— Les consciences évoluent, mes proches évoluent, même ceux qui ne se disent pas féministes… Je pense que les générations futures vivront mieux !

Demain : le recommencement ou la radicalisation ?

Toutes les militantes connaissent des déceptions, des découragements… Mais aussi, parfois, la colère, la haine, et la tentation de la violence… Une situation que les aînées du MLF on bien connu, et qu’elles ont appris à transmuter :
— Il faut transformer ces émotions négatives, dit Catherine, et surtout, ne pas reproduire l'oppression qu’on dénonce… On doit instaurer un ordre plus positif.
Elisabeth se souvient des discussions, à l’époque, au sujet de la violence politique :
— Certaines avaient des velléités terroristes après mai 68. Mais collectivement, on a fait le choix de la non-violence… C’était un choix politique. Les plus radicaux et les plus révolutionnaires ne sont pas forcément les plus violents… Proposer un vrai contre-modèle, une alternative qui soit populaire, ça demande beaucoup de travail ! C’est une révolution anthropologique !

Un contre-modèle qui devra séduire le plus grand nombre… notamment les hommes. Et sur ce point, Giulietta défend un dialogue apaisé :
— Il ne faut pas voir cela comme une guerre, dire aux hommes de baisser les armes, de s’avouer vaincus. En psychologie, ça marche jamais ! Au contraire, il faut leur faire comprendre qu’ils ont tout à gagner.

Qu’elles soient optimistes ou pessimistes, résignées comme des Sisyphes ou bien tentées par la radicalité, toutes les intervenantes de ce soir sont bien certaines d’une chose… Elles ne baisseront jamais les bras !


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