“Nous avons acheté plus de 27 milliards d’euros de combustibles fossiles à la Russie depuis le début de la guerre en Ukraine”

“Nous avons acheté plus de 27 milliards d’euros de combustibles fossiles à la Russie depuis le début de la guerre en Ukraine”

Quels sont les liens entre la crise ukrainienne, la crise climatique et notre modèle énergétique ? Lorette Philippot des Amis de la Terre nous répond.
08 April 2022
par Irène Colonna d'Istria
6 minutes de lecture

Alors qu’il ne nous reste d’après le dernier rapport du GIEC que 3 ans pour garder une planète vivable, le débat électoral est accaparé par la question de la guerre en Ukraine. Ces deux terribles menaces pour la sécurité globale ont pourtant un point commun : toutes deux questionnent notre addiction mortifère aux énergies fossiles. 

Nous avons interrogé Lorette Philippot, chargée de campagne finance privée aux Amis de la Terre France pour comprendre les liens entre la crise ukrainienne, la crise climatique et notre modèle énergétique.  

Dans quelle mesure l’addiction de nos sociétés mondialisées aux énergies fossiles est-elle un terreau fertile pour l’injustice et l’insécurité à l’échelle globale ? 

Nous héritons notre dépendance aux combustibles fossiles d’un manque de courage politique de la part des décideurs. Nous sommes conscients des impacts des énergies fossiles depuis des décennies, mais nous avons continué à alimenter ce système. Nous avons oublié de penser les questions de consommation, de sobriété, de décentralisation et refusé de mettre en œuvre les mesures politiques nécessaires : développement des énergies renouvelables, transformation de nos modèles de production…

Ce manque de courage trouve sa principale explication dans une course effrénée au profit dans notre économie mondialisée. Cette dépendance est très liée à notre système financier qui octroie une valeur très forte aux actifs financiers liés aux énergies fossiles. Nos banques sont rongées par les actifs fossiles et ont besoin que leur valeur perdure. La pression des lobbies est extrêmement forte sur ces sujets. Une poignée de majors américaines et européennes se partagent le marché international - et font fructifier ces investissements aujourd’hui alors que la crise climatique atteint des sommets. Ces pratiques sont encore récompensées par des bénéfices record.

À quel prix pour les populations mondiales ?

Le partage de la richesse générée par cette industrie est absent : les premiers à pâtir de cette situation sont les populations les plus pauvres, qui subissent l’inflation de plein fouet et sont les premières victimes des conséquences du réchauffement climatique. 

Et quoi qu’on puisse entendre, nous sommes loin d’être sortis de cette impasse : l’industrie du charbon continue à se développer, à ouvrir de nouvelles mines et centrales. La Chine par exemple a ralenti le développement des centrales à charbon sur son sol, mais sécurise désormais ses approvisionnements au-delà de ses frontières. Même tarif pour le pétrole et le gaz : on est sur des trajectoires de développement et d’expansion qui sont énormes. La quasi totalité des entreprises du secteur prévoient encore l’ouverture de nouvelles réserves pétrolières et gazières, quand les scientifiques comme l’Agence internationale de l’énergie nous disent que respecter l’Accord de Paris signifie zéro nouvel investissement dans ces ressources. On n’est donc pas dans une trajectoire de recul mais d’expansion, d’ici 2030 le monde prévoit de produire deux fois plus d’énergies fossiles que ce dont on peut se permettre dans un monde à 1,5°C.

En quoi la guerre Ukraine est-elle liée à notre dépendance aux énergies fossiles ? 

La guerre de Poutine n’a pas été motivée directement par la conquête de ressources pétrolières ou gazières, mais le fait que la Russie dispose de ressources très fortes a favorisé son avènement. Cela a d’une part permis de renforcer la puissance économique de la Russie en finançant le budget du Kremlin. D’autre part, cela a été une arme diplomatique vis-à-vis des pays qui dépendent des énergies fossiles et/ou ont des multinationales qui opèrent en Russie et qui refusent de fait de s’opposer frontalement à la Russie malgré ses multiples violations des droits humains depuis l’invasion de la Crimée en 2014 notamment. Aujourd’hui encore, nous semblons incapables de sortir de cette complaisance : d’après la coalition Europe Beyond Coal, depuis le 24 février dernier, l’Union européenne a versé plus de 27 milliards d’euros à la Russie pour l’achat de combustibles fossiles tandis que l’entreprise Total est l’une des dernières majors pétro-gazières à refuser d’arrêter ses activités dans le pays. 

Quel monde d’après - bis - peut-on espérer suite à la guerre ?  

Le mouvement climat et certains partis politiques voient l’opportunité d’accélérer la transition écologique : on sait qu’en Europe on doit sortir des énergies fossiles d’ici 2035, donc si on décide de le faire aujourd’hui à cause de la guerre, ça ne devrait pas être un embargo ou une décision ponctuelle, mais la première étape d’une sortie plus globale. On va trouver des solutions à court terme en réduisant notre consommation, en essayant de répartir les ressources gazières l’hiver prochain, mais on a besoin d’utiliser ce moment là pour accélérer des politiques d’investissement : plan de rénovation énergétique massif, développement des énergies renouvelables à grande échelle, travail sur notre souveraineté alimentaire… tout ce package de mesures nécessaires qui ont manqué pendant le quinquennat Macron et qui, on l’espère, seront les caps privilégiés en réponse à la crise. 

Comment réagissent les lobbies et adversaires politiques de la justice sociale et climatique ? 

Suivant le mécanisme décrit par Naomi Klein dans la stratégie du choc, ces derniers ne se sont pas fait attendre pour s’engouffrer dans les brèches ouvertes par la crise ukrainienne. On observe une montée des discours en faveur de l’indépendance énergétique de la part des décideurs, et y compris du gouvernement français. Mais ce sont les mêmes qui dans le même temps créent les conditions de notre addiction toujours plus forte au pétrole et au gaz : ils appellent à investir dans de nouvelles infrastructures gazières en Europe et misent sur l’importation croissante de gaz de schiste en provenance des Etats-Unis. De telles décisions aujourd’hui en réponse à la crise ne sont pas des réponses de court terme. Un nouveau terminal d’importation gazier, ce n’est pas une solution pour l’hiver prochain : ce sont des centaines de millions ou des milliards d’euros verrouillés dans les énergies fossiles pour les prochaines décennies. Cela va encore plus ralentir la transition, car nous devrons rembourser et rentabiliser ces infrastructures. Et c’est autant de capitaux qui n’iront pas à la transition énergétique, qui ne soutiendront pas les foyers les plus vulnérables…

Comment dépasser l’opposition stérile entre enjeux de court et de long terme pour réinventer des modèles de société justes et durables ? 

L’un des principaux arguments mis en avant par les lobbies et adversaires de la justice sociale est que nous avons besoin d’amortir le choc de la transition notamment pour l’emploi et les budgets des ménages. Ce sont de faux discours car les solutions qu’on présente pour répondre aux urgences climatiques à long-terme sont les mêmes que celles qu’on présente pour les plus précaires. Les entreprises climaticides sont au contraire les mêmes qui profitent des prix qui s’enflamment et font des bénéfices record sur les impacts climatiques et sur la négligence des droits sociaux et des droits humains. En offrant quelques primes ponctuelles aux consommateurs, Total donne des miettes et maintient ses profits. Face à la crise sociale et environnementale, l’État doit désormais imposer des politiques contraigrantes aux grandes entreprises pour qu’elles mettent enfin leurs activités au pas du climat, taxer leurs méga-profits indécents pour aller vers une véritable redistribution, et anticiper la reconversion des travailleurs pour garantir de véritables emplois verts. 

Que pouvons-nous faire concrètement pour accélérer la sortie des énergies fossiles ? 

La crise ukrainienne survient à un moment très particulier, celui des élections présidentielles, qui se démarquent par l’absence de débat. Mais l’espoir et l’envie d'agir sont bien au rendez-vous.  Nous sommes mobilisés pour indiquer les candidats dangereux pour le climat et la justice sociale, pour indiquer les alternatives à l’ultra-libéralisme et à l’extrême-droite. La mobilisation doit avoir lieu à très court terme dans les urnes, mais également dans la rue le 9 avril. Cela me rend positive de voir que les gens continuent de se mobiliser, d’entendre les critiques qui se sont élevées pendant le quinquennat, d’observer les alliances nouvelles qui émergent. Les enjeux écologiques percent et deviennent centraux pour des millions de citoyens et citoyennes. Nous devons continuer à construire ce rapport de force et transformer l’essai dans de véritables politiques publiques de rupture.


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